D'une grande solidité, pieds réglables, avec possibilité de cacher des câbles électriques, garantie 10 ans. C'est ce qui est décrit à la page 364 du catalogue de mobilier de bureau. Cette table est installée dans une salle de réunion, où finalement, on s'est décidé d'installer un ordinateur et des armoires, avec des dossiers, parce qu'on y reçoit aussi des patients, faute de place dans les salles de consultation, prévues pour un médecin et un patient. Mais parfois, le face-à-face se prolonge en réunion.La table est nette, rectangulaire. Quatre personnes sont assises autour, deux de chaque côté. Un ordinateur portable est posé dessus, de façon à ce que tout le monde puisse voir l'écran. Deux blouses blanches et deux tee-shirts bariolés. Ce sont les médecins qui ont souhaité rencontrer ce couple, et de fait, ils se sont assis dos au mur, laissant la place près de la porte à leurs "invités".
Elle approche la quarantaine, elle a quatre enfants, et il y a un peu plus de 4 mois, elle a découvert qu'elle était enceinte. Bien sûr, elle est fatiguée, bien sûr, il a gueulé, bien sûr, ce n'est pas raisonnable, mais enceinte, elle est heureuse. Elle se sent bien, se sent belle, et surtout, s'énerve moins.
Lui, il vient d'avoir quarante ans et bosse la nuit, le jour, le week-end afin de nourrir sa grande famille. 3 enfants, il trouvait ça bien. 4, il n'a trop rien dit, mais 5, c'était une autre histoire. Et depuis qu'elle était rentrée seule de sa première échographie, gênée, apeurée, et super heureuse (mais ça, elle l'avait caché) en lui annonçant qu'elle attendait des jumeaux, il était stressé comme jamais il ne l'avait été, comme si tout cela était de très mauvais augure.
Grossesse à risque avait dit le gynéco dès qu'il avait vu les 2 petits coeurs battre et gesticuler. Vu l'âge de sa patiente, vu le contexte, il avait souhaité la revoir assez vite. Assez vite pour lui faire part de ses doutes, de ses craintes et de l'envoyer à l'hôpital justement, où elle avait subi une série d'examens, mais n'avait visiblement pas tout compris. Enfin, elle n'avait pas cerné l'inquiétude du personnel médical, elle ne gardait que la phrase de son mari en tête "j'veux pas d'handicapés, t'as compris !"
Dans cette salle de réunion, les médecins s'étaient mis à parler, leur montrant tous les clichés de tous les examens subis, et les recoupant avec les résultats des examens sanguins et génétiques. L'un avait la main sur la souris, l'autre la tête dans des documents, et à tour de rôle, ils parlaient, racontaient la vie future des jumeaux, très atteints, mais l'un moins que l'autre quand même.
Ils évoquaient les multiples opérations, les corsets, la rééducation, le côté pratique, mais surtout, ils parlaient du pari immense qu'ils devaient prendre sur l'avenir. Ponctué de termes techniques, médicaux et savants, leur discours ressemblait à un cours de médecine orthopédique et neurologique.
Elle pleurait, silencieusement, et ne parvenait pas à regarder ces deux hommes dans les yeux. Des larmes coulaient et elle les tamponnaient à l'aide d'un mouchoir en papier trempé. Elle avait si peur qu'elle n'osait ni se moucher, ni renifler. Elle se bornait à essuyer tout ce qui coulait, d'un geste machinal.
Lui cherchait le moment de les interrompre. Ca le gonflait royalement tout ce laïus auquel il ne pigeait rien. Il avait dit pas d'handicapés, alors c'était clair, ça réglait pleins de problèmes, du coup. Elle pleurait, normal, mais ça allait lui passer, comme le reste.
Il y avait une mouche ce jour-là qui rôdait dans le local. Elle s'était posée dans un coin et filmait la scène pour la télévision. Les parents avaient donné leur accord, ils avaient trouvé ça bien de passer à la télé bientôt, peu importe le sujet, peu importe leur souffrance, ça leur donnait presque du courage.
La mouche ne pensait pas, elle enregistrait. Il lui manquait un cerveau pour trouver insupportable l'atmosphère glaciale qui se dégageait de cette rencontre. Il lui manquait une âme pour qu'on cesse d'oublier cette femme, pas très cultivée, mais bonne mère de famille, à qui on ne propose ni un mouchoir propre et sec, ni de s'exprimer, à qui on débite de la science parce que c'est la loi, et que c'est très important, la loi et la conscience du devoir accompli. Elle est trop conne cette mouche pour ne pas avoir fait "pause" ou carrément "stop" sur la caméra.
La rencontre a duré longtemps et la décision, c'est lui qui l'a prise. Ils sont partis à Carrefour faire les courses de la quinzaine, il doit repartir bosser dans 3 heures. Elle ne pleure plus, ça sert à rien, la date est fixée.
La table n'a rien dit. Elle est solide, elle en a vus d'autres, des médecins, et des parents pleurer. Elle en a sentis, des mouchoirs humides, des mains moîtes, des larmes essuyées d'un revers de la main, elle en a sentis, des poings furieux contre l'injustice, le hasard, ou contre la génétique. Elle est garantie 10 ans, mais tiendra bien plus longtemps. C'est sûr.
3 commentaires:
Ca me rassure de savoir qu'il n'y a pas que moi qui ait été touchée par la froideur des médecins qui ne prenaient pas le temps d'expliquer clairement ni , et surtout , le temps à ce couple de digérer les informations débitées et comprendre leurs émotions. En tout cas une fois de plus ta prose est touchante et juste en sincérité.
Je n'ai pas vu, et à te lire j'aime autant ça.
Mais tes mots, comme souvent, sonnent terriblement juste et font frémir...
J'ai vu le reportage il y a quelques semaines, poignant. Comme les gens sont perdus, et comme personne ne prend ce côté-là en compte... et puis le pire, c'est qu'on éteint sa télé, qu'on y pense encore quelques fois, mais eux...
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