lundi 22 mars 2010

Hannah

- Anna, vous l'écrivez A-N-N-A ?

- Non, H-A-N-N-A-H.

- Hannah, dis-je doucement en appuyant sur les H comme pour y glisser les A, vous voulez que j'appelle vos enfants ? 

- Je n'ai pas d'enfant. Restez là, votre présence suffit.

- Je suis désolée, Hannah.

- Ne soyez pas désolée, Cendrillon. Vous n'y êtes pour rien. Vous n'étiez même pas née lorsque j'ai su que je n'aurai pas d'enfant.

- Vous vous êtes mariée, Hannah ? 

- Deux fois. Et deux fois veuve.

- Je suis désolée, encore, Hannah. 

- Ne dites pas de bêtise, Cendrillon. C'est la vie, ça, c'est comme ça. 

Chaque mot était douloureux tellement son souffle était faible. Je ne me souviens plus comment j'ai atterri là, dans une maison retirée du village, demandant à cette vieille femme de 91 ans qui ne voulait pas être hospitalisée si je pouvais lui être d'une quelconque aide. Je pensais "pratique", voulant lui proposer de faire quelques courses, ou de lui préparer un repas, lui servir un café, ou un thé avec une madeleine, mais elle ne réclamait que ma présence. 

Hannah avait fini par s'endormir, et après avoir remonté le pan de couverture jusque sous son menton, je fis le tour du salon, d'abord des yeux, puis en m'y promenant. Tout était si bien rangé, il n'y avait pas grand-chose du reste, tout était fonctionnel. Hannah vivait seule et était seule.

Cendrillon eut du mal à la quitter, n'osant ni la réveiller, ni fuir sur la pointe des pieds. Finalement, elle finit par s'esquiver, promettant à voix basse de revenir le lendemain, avec du thé et des biscuits.

Au fil des jours, Hannah me confia quelques missions : poster une lettre, payer une facture, lui acheter des raisins. 

Et puis un jour, Hannah prit son album de photos et me montra la photo de son premier mari. Elle caressait la photo du bout des doigts et du regard. Elle avait pu fuir fin 42, lui pas. Elle l'a cru vivant pendant des années, et l'a attendu après la Libération. Elle scrutait les visages, s'attendait à retrouver un époux malade et pesant 40 kg, le cherchait partout, mais il n'est jamais revenu.

C'est là, me dit alors Hannah, qu'elle sut qu'elle n'aurait jamais d'enfant; qu'elle avait perdu foi en l'humanité toute entière. Elle s'était pourtant remariée et avait profondément aimé son deuxième mari, mais n'aurait jamais pris le risque de mettre au monde un enfant dans la haine raciale, avec la menace d'extermination, avec le souvenir qui la hantait lorsqu'elle comptait sur une demi-main ceux parmi les siens qui étaient revenus de l'Est.

Hannah s'en foutait de mourir. Elle avait tant de fois attendu la mort, la peur au ventre, la rage au coeur, qu'elle ressentait à présent une espèce d'impatience. Elle était lasse de compter les années d'errance, de survivance et de silence; elle avait vieilli trop vite à l'intérieur de son corps, à essayer de comprendre pourquoi elle avait devenue une morte-vivante qui continuait quand même à fonctionner.

Elle avait même souri, et même ri, et trouvé son voyage de noces à Venise extraordinaire. Des éclairs de tendresse dans la nuit et dans le brouillard.

Hannah me confia ses photos et toute sa correspondance. Ses seuls trésors qu'elle avait pu emmener dans sa fuite et qu'elle ne voulait plus garder avec elle.

4 commentaires:

Carole a dit…

Magnifique texte et bouleversante histoire...
en voyant le prénom et l'âge je n'ai pu m'empêcher de penser à tout ça...

Elod' a dit…

tres joli texte.....

Dnadryad a dit…

Brrrr... ça donne le frisson...

Dezelle a dit…

il y a des vies dures...on ne mesure jamais assez sa chance de vivre dans une zone de paix...